5 – Les solutions et le rôle de la séparation à la source des urines
Un sujet loin d’être anecdotique
Même si les urines ne représentent qu’1% de nos eaux usées, elles contiennent la majorité de l’azote et du phosphore de nos eaux usées.
Malgré tous les efforts, nécessairement insuffisants, ces deux composés chimiques engendrent dans les eaux – lacs, rivières, nappes phréatiques et océans – une pollution organique préoccupante (prolifération d’algues et mortalité des poissons notamment).
Même dans les pays occidentaux, traiter correctement les eaux usées dans les stations d’épuration reste un défi et demande des installations spécifiques et coûteuses.
La croissance démographique attendue va encore augmenter les volumes d’effluents à épurer tandis que les milieux récepteurs deviennent de plus en plus fragiles car leur débit se réduit du fait du dérèglement du climat.
L’urine humaine, étant très riche en nutriments, pourrait pourtant être transformée en un précieux engrais naturel au service de la souveraineté et résilience alimentaire ; une agriculture circulaire.
D’une part, en retirant l’urine des flux vers les stations d’épuration, cela réduirait la consommation en énergie et réactifs, les émissions de gaz à effet de serre voire même le besoin de développer de nouvelles infrastructures de transport ou de traitement ; et donc les coûts.
D’autre part, en valorisant cette urine comme engrais, cela réduirait d’autant le recours et la dépendance à la production d’engrais de synthèse qui contribue au dérèglement climatique (car très coûteuse en énergie) et dont nous sommes loin de pouvoir nous assurer un approvisionnement pérenne.
Cela suppose une collecte séparative des urines, mais aussi une filière de récupération et de valorisation.
Le potentiel des urines dans l’agriculture circulaire :
L’alimentation et l’excrétion humaines présentent un potentiel quasiment total d’économie circulaire car 100% des nutriments ingérés sont excrétés par la suite.
Ainsi, un Français ingère en moyenne 5 kg d’azote et 500 g de phosphore par an : on les retrouve majoritairement dans les urines (à hauteur de 4 kg d’azote et 300 g de phosphore) et de façon secondaire dans les matières fécales (1 kg d’azote et 200 g de phosphore).
Les urines contiennent alors 80% de l’azote et 60% du phosphore rejeté.
En milieu urbain, les urines et matières fécales, de très faible volume, sont usuellement diluées en égout dans les 150 litres d’eaux usées rejetées chaque jour par chaque habitant. Cette dilution très importante empêche le système d’assainissement de valoriser au mieux ces ressources.
Des traitements peuvent être envisagés, allant du simple stockage, pour une utilisation locale, à une transformation, voire une purification industrielle plus complexe, afin d’aboutir à différents produits et filières de valorisation, par exemple un engrais sec et désodorisé commercialisable.
Collecter de manière différenciée ces petits volumes d’urines (évalué à 1% du volume d’eaux usées) permettrait donc de valoriser l’azote, le phosphore et les différents autres micro et macro-nutriments
Cela suppose une collecte séparative des urines, mais aussi une filière de récupération et de valorisation. D’où l’intérêt des expérimentations à l’échelle des territoires et a minima des quartiers.
Des chiffres simples et imagés pour comprendre le potentiel :
– 29 millions de baguettes par jour pourraient être produites avec l’aide d’une fertilisation du blé par l’urine des 12,1 M de franciliens soit près de 10 fois la consommation journalière.
– 703 tonnes d’azote sont utilisés chaque jour pour nourrir les franciliens (prend aussi en compte l’azote des importations alimentaires).
– seuls 4 % de l’azote et 41 % du phosphore des eaux usées font aujourd’hui l’objet d’une valorisation agricole en Île-de-France à travers l’épandage ou compostage des boues d’épuration avec des réticences en hausse. Ce taux est nul l’incinération des boues.
De nombreuses expériences à travers le monde jusqu’à Paris :
Depuis les années 1990, des projets de séparation à la source des urines ont été réalisés en Europe de l’Ouest, principalement en Scandinavie et dans les pays germanophones. De son côté, la France est longtemps restée à l’écart de ce mouvement, se limitant à des initiatives à l’échelle du foyer.
La Suède est pionnière en Europe pour la séparation à la source de l’urine, avec une mise en œuvre opérationnelle dans plusieurs écovillages et écoquartiers depuis les années 1990.
Depuis quelques années, une dynamique nouvelle de plus en plus marquée émerge (États-Unis, Suisse, Allemagne, Suède, Danemark, Pays-Bas, Maroc, Australie, Ethiopie, Afrique du Sud, etc.).
En France, projets de recherche et des réalisations concrètes de plus en plus nombreux voient le jour, notamment en milieu urbain et en Île-de-France. Plusieurs initiatives pionnières de séparation à la source de l’urine en bâtiments collectifs ont vu le jour depuis une dizaine d’années dans l’Hexagone. Elles concernent divers types de lieux, comme une école primaire à Saint-Germé, dans le Gers, première école publique en France à être équipée de toilettes sèches séparatives et d’urinoirs secs.
Si des expériences pionnières ont déjà été menées à l’échelle de bâtiments, celle du projet urbain reste à défricher. Le quartier Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, en sera l’un des premiers laboratoires.
Globalement, la politique d’économie circulaire se concentre sur les déchets solides en oubliant les déchets liquides tels que les eaux usées :
L’approche de l’économie circulaire reste presque exclusivement orientée autour de la gestion des déchets solides. Cette vision communément admise fait pourtant l’impasse sur une autre dimension, moins visible mais tout aussi fondamentale, des déchets produits par notre société : les déchets évacués par les eaux usées et en particulier les excréments humains.
La généralisation du tout-à-l’égout concomitante au développement du phénomène urbain au cours du XXème siècle a massivement orienté leur gestion vers des modalités linéaires génératrices de fortes externalités négatives du point de vue environnemental (pollution, énergies, etc.).
Une opportunité apparaît ainsi pour investir un angle mort des politiques publiques et ouvrir un champ nouveau à la croisée des chemins entre stratégie agricole et transition écologique.
Se saisir de cette nouvelle problématique environnementale pour engager la transition écologique de l’assainissement, c’est contribuer activement à la question politique du rapport entre urbain et rural, entre agriculture et environnement et globalement à la soutenabilité des sociétés humaines.
Les freins à la promotion de ces techniques :
De nombreux freins existent à ces évolutions et la promotion de ces sujets nécessite d’aborder plusieurs fronts : technique, sociologique, réglementaire, économique, industriel…
Or la séparation à la source est notoirement sous-investie et méconnue par tous les acteurs par rapport à l’assainissement conventionnel, y compris dans les pays les plus avancés comme l’Allemagne. L’importance de la transversalité et de la coopération entre acteurs est ressortie comme un facteur majeur de réussite de projets d’assainissement durable. L’expérience sur le changement de paradigme de la gestion des eaux pluviales confirme ce constat.
La question des échelles de mise en œuvre et du statut des différents projets pose aussi question. En effet, à partir des nombreux projets pilotes mis en œuvre, il semble y avoir une difficulté à bien capitaliser le retour d’expérience de ces projets et à intégrer que les projets de plus grande taille ne vont pas seulement devoir faire face à un changement d’échelle, mais également à un changement de fonctionnalité du projet qui devrait pouvoir sortir d’une logique de test pour passer à une logique de fonctionnement pérenne. En particulier, si le pilote n’a pas vocation à être rentable, il convient de bien construire le modèle économique de fonctionnement pérenne des projets mettant en œuvre une séparation à la source.
Une politique publique d’un « assainissement circulaire » sans attendre :
De nombreuses propositions opérationnelles peuvent être formulées dès aujourd’hui. Il est d’ores et déjà possible d’avancer sur les éléments suivants :
- inscrire dans la loi que la valorisation des nutriments des excrétats urbains est d’intérêt général et doit être privilégiée (cf. code de l’environnement suédois) ;
- clarifier le statut réglementaire des urines et matières fécales triées à la source et de leurs voies possibles de valorisation (en lien avec le « statut de déchet ») ;
- favoriser les programmes de recherche travaillant à la circularité des nutriments ;
- mettre en place des « projets pilotes » afin d’étudier les applications spécifiques possibles de la séparation à la source adaptées à chaque type d’habitat (de l’hyper-centre urbain aux zones rurales) ;
- prévoir un soutien financier, en investissement et en fonctionnement, aux opérations de séparation à la source, entre autres dans les schémas directeurs et dans les programmes d’intervention des agences de l’eau (déjà fait dans le bassin Seine-Normandie pour l’investissement) ;
- accompagner l’émergence de « filières complètes » nécessitant de nombreuses composantes dont la collecte et le transport des urines et urino-fertilisants ;
- mettre en place des actions combinées incitatives et obligatoires pour favoriser l’émergence d’une économie circulaire des nutriments.
En termes de cibles prioritaires, quatre contextes s’avèrent particulièrement propices à l’instauration de séparation à la source :
- les zones rurales, dans lesquelles des filières locales de valorisation des nutriments des excrétats humains existent déjà et sont a priori plus simples à réaliser qu’en ville ;
- les zones urbaines situées sur une rivière dont le débit est proportionnellement très faible au regard de la population urbaine (par exemple Paris). Le bon état des rivières est fondamentalement compromis par la logique de dilution d’effluents et sera d’autant plus compromis par la baisse de débit des rivières liée au changement climatique ;
- les zones urbaines dans lesquelles l’augmentation de la population pourrait entraîner l’extension des stations d’épuration existantes. Dans ces zones, la séparation à la source dans les nouveaux quartiers et rénovations pourrait être progressivement mise en œuvre afin de stabiliser les apports polluants ;
- les établissements recevant du public. Ils constituent des lieux de forte concentration de personnes pour lesquels la séparation à la source est particulièrement judicieuse. Dès aujourd’hui, des obligations de séparation à la source, portant a minima sur la collecte sélective de l’urine des urinoirs secs masculins, pourraient être mises en œuvre aisément en fonction du type d’établissement et avec une gradation temporelle faisant évoluer progressivement le seuil d’obligation de séparation à la source, dans la même logique que celle relative à l’obligation de tri à la source des gros producteurs de biodéchets.
Ci-dessous, une synthèse des freins identifiés à la généralisation de la séparation à la source des urines :
Pour plus de concret, voir : « Ils en parlent ! » et « Ils le font »