4 – La circularité des nutriments : Azote, Phosphore, Potassium (NPK)
Les cycles de l’azote et du phosphore : une limite planétaire dans un état plus grave que le changement climatique
Frontières planétaires : Une image vue et revue. Un terme qui participe à la mise en circulation des enjeux liés, notamment, au détraquement des grands cycles élémentaires : celui du carbone, omniprésent sur les ondes ; mais aussi, plus discrets pour le moment, cycles de l’azote et du phosphore.
La surabondance d’azote et phosphore réactif dans la zone critique terrestre est à l’origine de l’eutrophisation des milieux aquatiques – c’est à dire de leur mort à petit feu, et révèle l’impasse dans laquelle se trouvent aussi bien les systèmes de production agricole intensive, que les systèmes d’assainissement centralisés. Une impasse parmi les autres.
Comme pour l’effondrement de la biodiversité, comme pour la catastrophe climatique et la mise en danger de l’eau douce, le détraquement des cycles de l’azote et du phosphore ont besoin d’un langage. Au-delà des chiffres, graphiques, flèches, tableaux, rapports. Au-delà des démonstrations, comment trouver les mots pour embrasser l’échelle planétaire des “problèmes” auxquels notre époque se confronte ? Parler ici de “problèmes” constitue bien-sûr un euphémisme.
Le dépassement des frontières planétaires signifie, nous disent les savants, que les conditions d’habitabilité des milieux qui abritent les humains sont remises en question de façon globale. Or habiter signifie en premier lieu : se loger, se vêtir, se nourrir.
« Nous sommes entrés depuis la révolution industrielle dans une période inédite de l’histoire de la Terre, que certains proposent d’appeler l’Anthropocène : une nouvelle ère qui se caractérise par le fait qu’homo sapiens est devenu le principal facteur de modification des équilibres écologiques à l’échelle planétaire. Ces bouleversements provoqués par les activités humaines pourraient nous faire sortir des conditions favorables et relativement stables de l’Holocène, dont nous bénéficions depuis plus de 10.000 ans. Au tournant des années 2010, des chercheurs issus de différentes disciplines ont proposé d’établir un état des lieux des processus environnementaux qui pourraient mener à un effondrement. Pour chacun de ces enjeux, ils proposent des frontières qu’il vaudrait mieux ne pas dépasser si l’humanité désire maintenir le « système Terre » dans les conditions favorables qui ont jusqu’ici été celles de l’Holocène. »
En savoir plus sur les limites planétaires : Limites planétaires – Millénaire 3 – Métropole de Lyon
Azote
L’azote est fabriqué à partir du procédé « Haber-Bosch » qui permet d’extraire le diazote de l’air (78% de l’air est du diazote). Ce procédé est considéré comme l’une des plus grandes découvertes scientifiques du fait de son impact sur les rendements agricoles et donc sur le nombre d’humains sur Terre, ainsi que sur la croyance que cela résoudrait « la faim dans le monde ». Mais, cette synthèse chimique utilise usuellement le méthane comme réactif et comme source d’énergie. Ce procédé est donc consommateur de gaz fossile et fortement émissif en gaz à effet de serre.
La séparation à la source des urines semble être la solution la plus simple et efficiente afin de (re)circulariser les flux d’azote.
Phosphore
Le phosphore utilisé par l’humanité est massivement issu de gisements minéraux non renouvelables (dont environ les trois quart se trouvent au Maghreb). Au rythme d’exploitation actuel, les réserves de roches phosphatées risquent d’être épuisées dans 50 à 100 ans (SCU, 2013).
L’Union Européenne a classé le phosphore et les roches phosphatées parmi les 27 matières premières critiques et souligne qu’il présente à la fois un fort risque en termes d’approvisionnement ainsi qu’un très fort poids économique (EC, 2017). L’industrie des engrais reconnait elle-même que la qualité des réserves diminue et que les coûts d’extraction, transformation et transport augmentent (Cordell, 2010), faisant peser une grave menace pour la sécurité de l’approvisionnement alimentaire de nos sociétés dans les décennies à venir.
Potassium
Si, dans le cocktail azote-phosphate-potassium (N, P, K) de nos engrais modernes, beaucoup sont alertés sur la criticité du phosphore et la dépendance aux hydrocarbures de l’azote, faire un point sur la situation du potassium n’en est pas moins utile. La France est également dépendante de ses importations en potasse.
On retient généralement deux variétés de potassium : le MOP (Muriate of Potash) et le SOP (Sulfate of Potash) qui représentent 95% de la consommation de potassium (respectivement 86% et 9%). Ces variétés sont extraites soit dans des mines, soit dans des eaux salées (saumures, telles que la mer morte, entre Israël et la Jordanie) ou des mines (telles que celles du Saskatchewan au Canada). L’extraction dans les saumures requiert un temps d’évaporation et un traitement chimique alors que l’extraction minière requiert des forages parfois au-delà de mille mètres et des investissements très couteux (e.g. la mine de Béthune au Canada a coûté 4,1 milliards de dollars canadiens).
L’Azote (ou N comme « nitrogen »)
Un doublement de la quantité d’azote réactif dans la biosphère
Comprenant le rôle fondamental de l’azote dans la croissance des plantes, les agronomes ont rapidement réalisé l’intérêt qu’il y aurait à s’émanciper des processus naturels de fixation afin de produire artificiellement l’azote réactif (nitrate ou ammonium). Au tournant du vingtième siècle, plusieurs processus – comme le procédé Haber-Bosch – sont découverts, permettant de produire de manière industrielle des engrais minéraux azotés dont l’usage de plus en plus intensif va alors entraîner un accroissement notable de la productivité agricole.
Depuis la révolution industrielle, la quantité d’azote contenue dans la biosphère a ainsi considérablement augmenté, au point que les activités humaines produisent aujourd’hui au niveau mondial davantage d’azote réactif que tous les processus naturels (cf. Figure 1, p.29). Dans certaines régions comme en Europe, les apports anthropogéniques d’azote réactif sont cinq fois supérieurs aux apports naturels ! En France, par exemple, entre 80 et 100 kg d’engrais azotés sont épandus chaque année par hectare cultivé, générant un surplus d’azote de 32 kg N/ha. (CGDD, 2013).
Que peut-on y faire :
Généraliser le traitement des eaux usées
En Europe, en plus des apports agricoles, les eaux usées ont longtemps occupé une place non négligeable dans le relargage d’azote dans la nature. La généralisation des stations d’épuration a aboutit à des résultats notables : par exemple, sur le bassin de la Seine, l’apport d’azote dans les réseaux hydrographiques est passé de 38 k/tonnes d’N/an en 1985 à moins de 10 k/tonnes N/an (Passy et coll., cité par Billen et coll., 2013).
Valoriser les déjections humaines dans l’agriculture, plutôt que les évacuer dans l’eau, est également une piste encore peu explorée en Europe mais pratiquée ailleurs.
… et continuer à améliorer les procédés émetteurs d’oxydes d’azote…
Le trafic automobile ou la production thermique d’électricité génèrent des émissions d’oxydes d’azote qui contribuent aux retombées d’azote réactif. Dans certaines régions urbanisées, ces émissions sont plus importantes que celles liées à l’agriculture. En Europe, la mise en œuvre de réglementations a permis de réduire de manière importante les émissions des véhicules et des usines : par exemple, en Île-de-France, les retombées atmosphériques sont passées de 19 à 10 kg N/ha/an entre 1980 et 2010. (Billen et coll., 2013) La réduction du trafic automobile et plus globalement des consommations d’énergie représente un autre levier d’action important.
…mais surtout, changer les pratiques agricoles…
Enfin, puisque la majorité de la dispersion d’azote dans l’environnement s’opère au niveau de l’agriculture, c’est bien entendu dans ce secteur que les efforts doivent être prioritairement orientés. Certaines pratiques culturales peuvent limiter les fuites d’azote dans la nature. Il s’agit notamment de mieux équilibrer la fertilisation des sols en évitant la surabondance d’azote par l’application de règles de calcul de fumure, ou encore en développant la rotation de cultures et la polyculture. Par exemple, certaines régions françaises comme la Bretagne se sont trop spécialisées dans l’élevage intensif, produisant davantage d’azote que le milieu n’est capable d’en séquestrer, alors même que d’autres régions comme la Beauce, spécialisées dans la production végétale, ont besoin de ces apports azotés qu’elles trouvent aujourd’hui dans le recours massif à l’azote minéral. Gilles Billen et ses collègues (2013) notent toutefois que même cette condition n’est pas suffisante : « le problème de la contamination nitrique appelle donc une remise en cause beaucoup plus profonde du modèle agricole. » Les auteurs préconisent une généralisation des modes de production inspirés de l’agriculture biologique et de la polyculture qui, selon leurs modélisations réalisées sur le bassin parisien, permettraient de répondre aux besoins du territoire tout en garantissant une qualité élevée des eaux des écosystèmes aquatiques et des nappes phréatiques. C’est le choix qu’a fait la régie d’eau de la ville de Paris, qui finance des reconversions vers la polyculture et le biologique dans les territoires agricoles environnants (dont la ville puise l’eau) pour prévenir les pics de nitrates (Valo, 2019).
…et modifier les comportements alimentaires
Dans une autre étude, Gilles Billen montre toutefois que les besoins alimentaires des habitants de l’Île-de-France dépendent de productions de calories d’origine animale largement délocalisées dans le nord-ouest de la France et même bien au-delà (jusqu’en Amérique latine pour la production de l’alimentation du bétail). Ce phénomène correspond à une sorte de délocalisation des pollutions azotées. Afin de résoudre le problème plus globalement, il convient donc non seulement de produire différemment (bio et local), mais aussi de consommer autrement. Pour atteindre un équilibre, les auteurs proposent de diviser par deux la part de protéines d’origine animale dans la diète des parisiens, ce qui rejoint de nombreuses recommandations sanitaires (Billen et coll., 2012).
Des leviers pour alléger notre empreinte azote
Enfin, comme pour la plupart des enjeux globaux, une partie de l’impact est liée au mode de vie qui génèrent des impacts bien au-delà des frontières du territoire métropolitain. La quasi-totalité de la production alimentaire des villes provient de zones rurales lointaines – en France et parfois bien au-delà – vers lesquelles les impacts négatifs sont externalisés.
Une étude menée en Île-de-France montre par exemple que les aliments consommés par les parisiens contiennent 7,7 kgN/hab/an, qui sont intégralement rejetés dans le milieu par le biais des eaux usées ou sous forme de déchets fermentescibles. Cependant, cet azote incorporé dans la consommation finale des parisiens suppose la mobilisation de flux d’azote beaucoup plus importants en amont du processus de production, notamment sur les zones de production agricole de la région, mais plus encore dans le nord-ouest de la France et même en Amérique latine. Cette empreinte azote correspond à plus de 30 kgN/hab/an de flux apparents et non apparents, générant d’énormes pertes dans les milieux naturels au niveau de la production animale, essentiellement située en Bretagne et Normandie. Cela revient à dire que la consommation alimentaire des parisiens a des effets directs sur le déséquilibre du cycle de l’azote en Bretagne et en Normandie (Billen et coll., 2012). Il en va sans doute de même pour de nombreuses villes. Un enjeu majeur consiste donc à réduire l’empreinte azote des habitants, par exemple :
- en augmentant la part d’alimentation issue de l’agriculture biologique, locale et de polyculture ;
- en réduisant autant que possible les gaspillages alimentaires (estimés à environ 16 kg/hab/an dans la métropole du Grand Lyon, 2012). En la matière
certaines collectivités sensibilisent les habitants à la réduction du gaspillage alimentaire et de plus en plus de distributeurs donnent leurs invendus, mais il faut continuer la mobilisation et impliquer davantage les acteurs de la production et de la transformation ; - mais aussi en réduisant la part d’alimentation d’origine animale – environ d’un facteur de moitié si on en croit l’exemple parisien.
D’autres leviers, sont mobilisables, comme le retour au sol de la part fermentescible des déchets : par exemple, certaines collectivités promeuvent le compostage individuel et accompagnent les projets collectifs afin de favoriser un recyclage des matières fertilisantes dans les jardins individuels ou partagés. La séparation à la source des urines semble, quant à elle, indispensable à longs termes afin de tendre vers une résilience et souveraineté de nos systèmes alimentaires.
Pour en savoir plus : Limites planétaires – Millénaire 3 – Métropole de Lyon (p.28)
Pour en savoir plus :
Esculier F., 2016. « L’empreinte azote dans nos modes de vie », Support de présentation du 16 janvier 2016.
Billen G., Garnier J., Thieu V., Silvestre M., Barles S., Chatzimpiros P., 2012. « Localising the nitrogen imprint of the Paris food supply: the potential of organic farming and changes in human diet » in Biogeosciences, n°9, pp. 607–616
Billen G., Garnier J., Benoît M., Anglade J., 2013. « La cascade d’azote dans les territoires de grande culture du Nord de la France » in Les Cahiers de l’Agriculture, vol. 22, n°4, juillet-août 2013.
CGDD – Commissariat Général au Développement Durable, 2013. « Les surplus d’azote et les gaz à effet de serre de l’activité agricole en France métropolitaine en 2010 », Chiffres et Statistiques, n°448, Septembre 2013.
de Vries W., Kros J., Kroeze C., Seitzinger S. P., 2013. « Assessing planetary and regional nitrogen boundaries related to food security and adverse environmental impacts » Current Opinion in Environmental Sustainability, n°5, pp. 392–402.
Le Phosphore (ou P)
Le phosphore utilisé par l’humanité est massivement issu de gisements minéraux non renouvelables (dont environ les trois quart se trouvent au Maghreb). Au rythme d’exploitation actuel, les réserves de roches phosphatées risquent d’être épuisées dans 50 à 100 ans (SCU, 2013).
L’Union Européenne a classé le phosphore et les roches phosphatées parmi les 27 matières premières critiques et souligne qu’il présente à la fois un fort risque en termes d’approvisionnement ainsi qu’un très fort poids économique (EC, 2017). L’industrie des engrais reconnait elle-même que la qualité des réserves diminue et que les coûts d’extraction, transformation et transport augmentent (Cordell, 2010), faisant peser une grave menace pour la sécurité de l’approvisionnement alimentaire de nos sociétés dans les décennies à venir.
Le phosphore, un élément vital pour la biosphère… mais rare…
Tout comme l’azote, le phosphore est un élément nutritif indispensable aux végétaux et aux animaux. Pour les végétaux, il intervient dans le stockage et le transfert d’énergie, mais aussi dans la formation de composés structurels nécessaires à la croissance des racines, à la formation des graines, des fruits et des fi bres, ainsi que dans la maturation des fruits et la germination des semences. Pour les animaux, il est un élément essentiel de l’ADN, des membranes cellulaires, des enzymes, des os et du transfert d’énergie (Nemery, 2018). Mais s’il est indispensable au vivant, le phosphore est également un élément rare dans l’environnement naturel. Contrairement à l’azote, il n’existe pas sous forme gazeuse et se concentre essentiellement dans la lithosphère, où il représente moins de 0,1% de la masse des roches terrestres.
…un cycle naturel en équilibre…
À l’état naturel, le phosphore se trouve sous forme de phosphates de calcium, de fer et d’aluminium, dans les roches volcaniques et sédimentaires. Les phosphates sont naturellement dissous suite à l’altération de ces roches par l’eau de pluie. Les végétaux prélèvent alors les phosphates ainsi solubilisés et les utilisent pour produire de la matière organique lors de la photosynthèse. Le phosphore se propage ensuite dans la biosphère par le biais de la chaîne alimentaire, suite à la consommation des plantes par les animaux, puis des animaux entre eux. Enfin, la décomposition de la matière morte et des effluents (rejets liquides) animaux par les microorganismes permet de rendre le phosphore à nouveau soluble (Nemery, 2018). Par exemple, de 0,5 kg à 1 kg de phosphore est rejeté chaque année par les excréments humains d’un européen (SCU, 2013).
Présent dans différents types d’écosystèmes terrestres (lacs, rivières, forêts, pâtures), le phosphore suit ainsi une succession de phases organiques (quand il est dans les cellules vivantes) et minérales (après décomposition du vivant). à plus grande échelle, le phosphore qui est introduit dans les écosystèmes par l’érosion hydrique et le lessivage des sols est acheminé par les fleuves jusqu’aux zones côtières où il fertilise les eaux littorales (cf. Figure suivante). Ces eaux sont ainsi très productives en phytoplanctons, qui vont à leur tour propager le phosphore dans toute la chaîne alimentaire marine (Nemery, 2018).
On notera enfin que, du fait de son absence de formes gazeuses, le phosphore issu des continents qui n’est pas réutilisé par les organismes vivants sédimente in fine dans les fonds des rivières et des océans, sans transfert dans l’atmosphère. Lorsqu’il échappe au recyclage de la biosphère (qui équivaut à son cycle court), le phosphore entre alors dans son cycle long : il faudra des millions d’années pour que ce phosphore sédimenté se transforme en roches phosphatées qui, lorsqu’elles seront soumises à l’érosion, permettront au phosphore d’être à nouveau rendu disponible pour le monde vivant.
Un déséquilibre massif du cycle du phosphore…
À partir du XIXe siècle, des quantités importantes de phosphore issu de l’exploitation minière ont été mobilisées par l’Homme afin de produire des engrais ou encore des détergents. Ce processus a profondément déséquilibré le cycle du phosphore. Aux cycles naturels susmentionnés se sont donc ajoutés des cycles que l’on qualifie parfois de sociétaux, qui sont à la fois plus complexes et ouverts : ils consistent par exemple en l’épandage d’engrais minéraux, l’alimentation des animaux d’élevage, l’épandage des effluents d’élevages, la consommation de l’alimentation et la production d’effluents domestiques (SCU, 2013). Ce cycle sociétal se caractérise par un transfert du phosphore de la lithosphère (cycle long) dans la biosphère (cycle court), avec pour but essentiel d’accroître la productivité de la biomasse (surtout l’alimentation).
Malheureusement, ce cycle se caractérise par d’énormes pertes : seul un cinquième du phosphore miné se retrouve dans l’alimentation que nous consommons (Cordel et al., 2009).
Si on ajoute le fait que le phosphore contenu dans notre alimentation est la plupart du temps rejeté dans l’eau par le biais de nos urines et de nos selles, c’est au total 90 % du phosphore qui entre dans le système agro-alimentaire (via les engrais et les effluents d’élevage) qui est perdu et dissipé dans les milieux aquatiques tout au long du processus de production et de consommation (SCU, 2013).
…qui perturbe les écosystèmes aquatiques et terrestres…
Or la dispersion de phosphates est particulièrement problématique en milieu aquatique, où le phosphore passe par une succession de phases organiques (dans les êtres vivants) et minérales (après décomposition du vivant). Les concentrations naturelles en orthophosphates (forme chimique la plus fréquente du phosphate) des écosystèmes sont de l’ordre de 10 μg phosphore/litre (c’est-à-dire une millionième de gramme par litre). Elles peuvent atteindre plusieurs centaines de μg de phosphore/litre dans les milieux très affectés par les activités humaines – notamment la pollution liée aux eaux usées domestiques, la dissolution des engrais minéraux ou celle des effluents d’élevage (Nemery, 2018).
Ainsi, la concentration en phosphore peut être multipliée par 10 dans certains écosystèmes, avec pour conséquence leur eutrophisation, en particulier lorsque l’excès de phosphore est associé à une température élevée, un écoulement lent et la présence en excès de nutriments. L’eutrophisation génère différents effets négatifs sur les écosystèmes aquatiques : dégradation de la qualité de l’eau, accumulation de sédiments (envasement), prolifération d’algues bleues, et plus généralement modification de la biodiversité animale et végétale – les espèces les mieux adaptées aux nouvelles conditions étant favorisées au détriment de certaines déjà établies.
…et pourrait provoquer une asphyxie de la vie marine
En bout de chaîne, le phosphore est finalement rejeté dans les océans, où il a des impacts pour le moins préoccupants puisqu’il entraîne une diminution de l’oxygène dissous.
Apparaissent alors, localement, des environnements anoxiques (littéralement « privés d’oxygène »), également appelés « zones mortes ». Ces dernières sont aujourd’hui présentes dans plusieurs points du globe, notamment la Mer Noire, la Mer Morte mais aussi de nombreuses zones des côtés océaniques européenne, nord-américaine et asiatique. La généralisation du phénomène pourrait entraîner un évènement anoxique océanique (EAO), c’est à dire une baisse de la concentration en dioxygène à très grande échelle dans les océans, avec comme conséquence l’effondrement d’une part importante de la vie océanique.
Le dernier EAO a eu lieu lors de la phase Paléocène-Eocène, il y a plus de 50 millions d’années, mais les tendances actuelles laissent penser qu’un tel événement pourrait à nouveau être en préparation, du fait cette fois-ci, des activités humaines (Watson, 2016).
Que peut-on y faire :
Réduire les pertes des exploitations minières de phosphore…
Les mines de roches de phosphate sont concentrées dans quelques régions du monde (Etats-Unis, Chine, Russie et Sahara en particulier). Leur exploitation génère de nombreuses pertes, se traduisant en dégradations environnementales importantes sur les lieux d’exploitation. Des développements technologiques sont étudiés et envisagés afin de réduire ces pertes sur les lieux d’exploitation (SCU, 2018).
…changer les pratiques agricoles…
La dépendance au phosphore et la majorité de la dispersion en phosphore dans l’environnement s’opérant au niveau de l’agriculture, c’est bien entendu dans ce secteur que les efforts doivent être prioritairement orientés. L’agriculture biologique, qui interdit le recours aux engrais de synthèse, est évidemment une première piste indispensable, mais elle nécessite toutefois des apports en phosphore. Ainsi, à courts termes, la polyculture (et plus généralement la proximité entre exploitations agricoles végétales et animales) ou l’épandage de boues de stations d’épurations urbaines riches en phosphore apparaissent indispensables pour assurer l’autonomie locale en phosphore et azote (Nowak, 2013). Au delà, la promotion des urino-fertilisants permettrait d’avancer vers un « bouclage des cycles » en retournant à la terre les excrétas humains.
Réduire l’érosion des sols et maintenir la qualité des sols permettraient aussi de limiter les pertes de phosphore (SCU, 2018). D’autre part, de nombreux sols présentent aujourd’hui des excédents de phosphore, mais faute d’une bonne connaissance, des engrais sont malgré tout épandus. Des marges de progression semblent importantes pour mieux faire correspondre les épandages d’engrais aux besoins réels des sols (SCU, 2018). Une autre piste consisterait à améliorer l’absorption du phosphore par les plantes en choisissant des cultures adaptées et en favorisant les associations symbiotiques entre plantes (SCU, 2018).
…et modifier les comportements alimentaires
Les solutions pour réduire notre dépendance au phosphore sont globalement les mêmes que celles préconisées pour réduire notre impact sur le cycle de l’azote. Ainsi, la délocalisation de productions de calories d’origine animale dans le nord-ouest de la France et même bien au-delà (jusqu’en Amérique latine pour la production de l’alimentation du bétail) correspond aussi à une délocalisation des pollutions phosphorées ainsi qu’à une perte de gisements potentiels de phosphore pour les exploitations agricoles (céréalières en particulier). L’ultra-spécialisation des productions a mené, en France, à des zones surabondantes en lisiers et d’autres en étant dépourvues. Afin de résoudre le problème plus globalement, il convient donc non seulement de produire différemment (bio, local, en polyculture…) mais aussi de consommer autrement et ce, en fonction des territoires concernés.
Comme pour l’azote, atteindre un équilibre local suppose bien souvent de réduire la part de protéines d’origine animale, ce qui rejoint de nombreuses recommandations sanitaires « pour une Meilleure Santé » (Billen et coll., 2012). Réduire les pertes et gaspillages au sein des chaines d’approvisionnement alimentaires est aussi une piste indispensable (SCU, 2018).
Pour en savoir plus : Limites planétaires – Millénaire 3 – Métropole de Lyon (p.38)
Potassium (ou K, du latin « Kalium »)
On retient généralement deux variétés de potassium : le MOP (Muriate of Potash) et le SOP (Sulfate of Potash) qui représentent 95% de la consommation de potassium (respectivement 86% et 9%). Ces variétés sont extraites soit dans des mines, soit dans des eaux salées (saumures, telles que la mer morte, entre Israël et la Jordanie) ou des mines (telles que celles du Saskatchewan au Canada). L’extraction dans les saumures requiert un temps d’évaporation et un traitement chimique alors que l’extraction minière requiert des forages parfois au-delà de mille mètres et des investissements très couteux (e.g. la mine de Béthune au Canada a coûté 4,1 milliards de dollars canadiens).
Les réserves détectées, présentées ici, ne sont pas forcément les réserves exploitables (la contrainte technique, la profondeur des ressources est souvent un frein aussi économique que technique)
Ce qui fait la rareté du potassium est, d’une part, la difficulté technique de l’extraire, de le traiter et de le combiner efficacement et, d’autre part, l’entente entre producteurs sur les quantités produites.
La production de potassium n’est pas forcément liée aux besoins du pays producteur. Ainsi, sur les 22,68 millions de tonnes extraites au Canada en 2018, 21,9 millions (soit 96,6% de la production) étaient destinées à l’exportation. De mêmes que les pays Canpotex et B.P.C. regroupent environ les 2/3 des réserves, ils représentent les 2/3 de la production.
Auto-suffisance de la France en matière d’alimentation et d’approvisionnements en fertilisants – Un commerce cartellisé
La France est souvent citée en exemple en ce qui concerne l’auto-suffisance alimentaire. Toutefois, il convient d’étudier l’ensemble des ressources mobilisées dans l’agriculture pour produire des denrées et les distribuer. La France indique plaider pour : « rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe ».
Schématiquement, l’agriculture industrielle moderne s’appuie sur trois piliers : des semences brevetées, des produits phytosanitaires et des fertilisants chimiques. Ces fertilisants, bien que différents selon le type de sol, de culture, de plante etc. contiennent toujours trois éléments de bases : l’azote (ou nitrogen, N), le phosphate (P) et le potassium (K). Si le premier s’obtient par procédé chimique (Haber Bosch), les deux autres sont extraits du sol et, à l’instar de nombreuses ressources naturelles, leurs répartitions et contrôles sont l’enjeux de tensions et rivalités.
Le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) évalue la criticité des matières premières minérales en fonction de l’importance économique d’une ressource et des risques pesants sur l’approvisionnement (tout le long de la chaîne de valeur). La maîtrise des approvisionnements en fertilisants est essentielle pour les pays désireux de conserver ou d’accroître leur auto-suffisance alimentaire. De même que les pays producteurs de pétrole se regroupent (ou non) en cartel, les exportateurs de phosphore et potassium ont également, et ce dès le XIXième siècle, adopté des structures de marchés cartellisées. Ce type de structure de marché fait peser un risque économique par le contrôle des prix exercé et un risque d’approvisionnement, notamment via le contrôle étatique de certaines productions. Les techniques agricoles modernes dépendent, entre autres, d’intrants chimiques dont l’extraction et la fabrication sont aux mains d’acteurs soumis à des pressions géopolitiques et capitalistiques fortes. Le mythe d’une Europe ou d’une France qui jouirait d’une auto-suffisance alimentaire est donc assez loin dans les faits : ce raisonnement vaut aussi bien pour le potassium que pour le phosphate en ce qui concerne les engrais mais aussi pour l’essence des tracteurs ou bien d’autres éléments.
S’il semble parfois difficile d’ordonnancer les priorités politiques selon des considérations écologiques, il est possible d’aborder ces questions sous l’angle de la souveraineté et de la sécurité alimentaire afin d’en faire ressurgir plus fortement l’importance aux yeux des décideurs. Par exemple, le phosphate, la forme minérale du phosphore, est l’ingrédient essentiel de tous les engrais. Utilisé de manière intensive depuis les années 1950, il a permis l’envolée des rendements agricoles. Mais aujourd’hui, le monde s’achemine vers un pic de consommation, comparable à celui de l’exploitation des hydrocarbures. Si le phosphate venait à manquer, les prix alimentaires exploseraient, et avec eux le nombre d’affamés. D’ores et déjà, l’inégale répartition de cette ressource entraîne des tensions géopolitiques et sociales. D’autant que ces engrais chimiques sont essentiels pour améliorer la productivité des sols, enjeux de taille, rappelé par la F.A.O lors du World Summit on Food Security (16-18 Novembre 2009) : « les projections montrent que, pour une nourrir une population de 9,1 milliards d’habitants en 2050, il faudrait avoir, d’ici là, augmenté la production alimentaire de 70% par rapport au niveau de 2005-07 avec environ 90% d’accroissement des récoltes qui devra venir de « rendements supérieurs » ».
Au double enjeu de la pression démographique et de la raréfaction des terres arables s’ajoute les tensions possibles sur le contrôle des ressources permettant ces techniques agricoles – dont la soutenabilité de long terme est plus que controversée aux vues de l’effets sur les sols et la biodiversité.
Ainsi, l’agriculture circulaire vise à élaborer un modèle d’avenir durable dans la mesure où l’idée est de produire de manière à réduire au minimum les pertes dans la chaîne de production en maintenant les résidus et/ou sous-produits de la biomasse agricole et de la transformation des aliments dans le système alimentaire en tant que ressources renouvelables. « Se nourrir » doit être au centre des stratégies de développement durable pour un secteur agricole résilient et durable. La circularité vient renforcer ce deuxième fondement relatif à la pérennité du développement agricole. Cette pérennité ne peut être atteinte qu’à travers une agriculture résiliente et éco-efficiente. La transition innovante des anciens modèles purement productivistes vers des systèmes de production agroécologiques durables, avec la mobilisation de tous les intervenants et une vision partagée, est une nécessité pour réussir ce challenge. Les exploitations agricoles pratiquant l’agriculture circulaire réduisent les intrants et ferment les cycles autant que possible, en particulier ceux de l’azote, du phosphore, du carbone, de l’énergie et de l’eau.
Aujourd’hui encore, plus concrètement, le métabolisme urbain (comprenant les « systèmes alimentation-excrétion ») des villes occidentales se traduit par un flux de nourriture vers les villes et l’excrétion d’une partie des métabolites vers les eaux résiduaires urbaines collectées et épurées par les systèmes d’assainissement. Une faible partie de ces métabolites retournent en agriculture via la valorisation agronomique des boues. Une autre partie est perdue dans le rejet à la rivière (donc à la mer), dans les cendres et les fumées.
Pour en savoir plus, voir : Geopolitics of chemical fertilizers : the cartelised market structure of the potassium industry ; soutenu en septembre 2019 à l’ESCP sous la direction du professeur Alain Chevalier, rédigé par Rémi Blémont.
Pour en savoir plus : 2019 : La criticité du potassium – Adrastia